songes accueil"J’ai crevé l’oreiller / j’ai dû rêver trop fort" Alain Bashung
"Sweet dreams are made of this" Eurythmics

 

 

"A candy-colored clown they call the sandman"

C’est en songeant à une scène culte du Blue Velvet de David Lynch, au cours de laquelle, sur le délicieux In dreams de Roy Orbison, la rencontre du héros avec de curieux "marchands de sable" prend une allure quelque peu cauchemardesque, que le thème de cette chronique s’est imposé. Personnages étranges et colorés, impression bizarre de flotter hors du temps, sensations de volupté et d’inquiétude mêlées, tout y est. Fermons les yeux, comptons nos moutons, ouvrons nos oreilles, c’est parti...

Les brumes des songes

Comme l’illustre avec brio David Lynch, le monde du rêve est marqué par un sentiment de familière étrangeté : l’environnement le plus banal, le plus quotidien, semble soudain marqué de signes mystérieux et indéchiffrables. L’interprétation symbolique des rêves possède d’ailleurs une longue histoire...
De la rêverie amoureuse à la vision mystique en passant par les brumeuses chimères éthyles ou hallucinogènes, le jeune ensemble Sollazzo dresse, dans un très beau disque justement intitulé "En seumeillant", un tableau varié du voyage par l'esprit tel qu'on le retrouve dans le répertoire musical du Moyen Âge. Je vous propose d’écouter la pièce qui donne son titre à l’album ; il s’agit d’une œuvre tirée du codex Chantilly, daté de la fin du XIVe siècle et recueillant quelques-uns des plus remarquables chefs-d’œuvre de ce que l’on a appelé l’ars subtilior : art des plus subtil, réservé aux connaisseurs, à l’exécution particulièrement virtuose avec ses rythmes complexes et ses lignes mélodiques sinueuses de plus en plus indépendantes les unes des autres au sein de la polyphonie. En une sorte d’ivresse maniériste, le compositeur multiplie les ambiguïtés et les citations, jouant avec les double sens cachés et les symboles.

"En seumeillant m’avint une vesion / moult obscure et doubteuse pour entendre / Avis m’estoit q’un fort vespertilion / en conqueste sourmontoit Alixçandre"
"en sommeillant m’advint une vision / très obscure et difficile à comprendre / je remarquais une grande chauve-souris / qui surpassait Alexandre dans ses conquêtes"

Une chauve-souris lancée à la conquête du monde ? Tiens donc, comme c’est curieux…

Dans les bras de Morphée

Avant d’en venir à ces visions fantasmagoriques, il faut d’abord, tout simplement, s’endormir. Si la berceuse est un genre vocal à peu près universel, il est un répertoire qui a fait de l’endormissement un véritable spectacle : il s’agit de l’opéra baroque. A rebours des scènes de cataclysmes évoqués dans une précédente chronique, qui mobilisent l’ensemble de l’orchestre dans ses registres les plus extrêmes afin d’impressionner vivement le public, la "scène de sommeil" apparaît comme un intermède que l’on pourrait qualifier de chambriste, exécuté en petit effectif et de caractère plus intime, chargé de charmer l’auditeur par ses suaves harmonies. Elle se déroule selon les mêmes codes, maintes fois repris : sur un tapis sonore fourni par la basse continue (clavecin, luth, viole de gambe) ou dans un soyeux écrin de cordes, se déroulent les motifs descendants d’une mélodie jouée en douce cascade par les flûtes (flûtes à bec et flûte dite allemande, c’est-à-dire traversière). Le modèle musical de la scène de sommeil est celle des songes d’Atys (1676), tragédie lyrique de Lully. Ce que l’on sait moins c’est que cette dernière est elle-même très probablement inspirée par un passage de l’Ercole Amante de Cavalli (1662), opéra vénitien commandé par Mazarin pour le mariage du jeune Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche, qui fut un échec total (le public français n’étant pas familiarisé avec ce nouveau type de spectacle, chanté de surcroît dans une langue à laquelle il n’entend rien !) mais auquel Lully avait participé en ajoutant des intermède dansants pour conformer l’œuvre au goût français...
Du superbe trio vocal de Cavalli aux airs de la Nuit et du Sommeil d’un Henry Purcell très marqué par le style français, en passant par les fameux songes d’Atys dans la mise en scène désormais "culte" de Jean-Marie Villégier : voilà de quoi sombrer délicieusement dans les bras de Morphée.

"One charming night gives more delight than a hundred lucky days"

Rêverie érotique et ballade sentimentale

Nous voilà endormis : songes heureux ? songes funestes ? Le problème, c’est qu’il ne s’agit au final que de songes…
Le In dreams de Roy Orbison qui ouvrait cette chronique était avant tout une chanson sentimentale ; mais les délices de la relation amoureuse n’y avaient hélas guère de consistance qu’en rêve. L’histoire de la musique est truffée de ces sérénades douces-amères, qui font la part belle à une rêverie amoureuse se cassant les dents sur les pavés du réveil.
Cette dimension onirique mêlant désir et frustration est le fil ténu mais solide qui relie ainsi telle ballade sentimentale issue de Broadway et devenue un standard de jazz (Darn that dream interprété en 1953 par le quartet sans piano de Gerry Mulligan et Chet Baker, improvisant leur contrepoint avec une élégance exquise), l’emblématique lied Nacht und Träume (1825) de Franz Schubert et, presque au même tempo et avec la même volupté languide, le célèbre Madame rêve (1991) d’Alain Bashung.

Rêve et utopie

La familière étrangeté du rêve prend parfois la forme d’une vision d’un monde meilleur ...ou presque ! Bob Dylan, dans son cent quinzième rêve, hallucine la découverte d’une Amérique dont le caractère utopique, au fil d’improbables péripéties, vire rapidement en eau de boudin. Rêveurs de tous les pays, gardez les yeux ouverts ?
Mes amitiés à Little Nemo.