Critique de Guantánamo Kid d'Alexandre Franc et Jérôme Toubiana, par Lucie Piccard
(Lucie Piccard est étudiante du DUT information - Communication option Journalisme)
Pour son treizième ouvrage, Alexandre Franc met en case l'histoire de Mohammed El-Gorani, jeune Tchadien, qui vit en Arabie Saoudite avec sa famille. Ce garçon prend le nom de Yousef Akbir Salih, obtient un passeport puis part seul au Pakistan afin de devenir informaticien et d'apprendre l'Anglais. Il mène une existence paisible du haut de ses presque quatorze ans. Quelques mois après son arrivée, il est capturé par les services secrets pakistanais à la sortie d'une mosquée. Accusé d'appartenir à la cellule d'Al-Qaïda, il est vendu aux autorités américaines. Suite aux attentats du 11 septembre, les Etats-Unis d'Amérique se lancent dans une véritable chasse aux sorcières. Sans aucune forme de procès, il devient le plus jeune détenu de la prison de Guantánamo, dont il ne sortira que huit ans plus tard, âgé de 21 ans.
Les dessins acérés de Alexandre Franc nous plongent dans l'univers cruel, parfois surréaliste, de cette prison à sinistre réputation. Dans ce milieu carcéral extrême, où le titre d'homme ne signifie plus rien, les individus sont perçus en deux teintes : le blanc ou le noir.
Car à Guantánamo il n'existe pas de nuance, pas de demi-mesure. Les pratiques de torture, physique ou morale font partie du quotidien. Certains actes de rébellion menés par les détenus sont d'ordre bestial : insultes, coups, jets d'urine ou de matière fécale. La répression l'est d'autant plus : insultes, coups, humiliations, gazages, piqûres... Et 269 (ou Mohammed) est plongé dans cet enfer. Le gamin ne comprend pas. Bien qu'il ait finalement appris l'anglais, ses bourreaux ne l'entendent pas : la bêtise humaine n'a pas d'oreilles. El-Gorani résiste, unifie, se moque, chante, fait souffler un vent de liberté dans les cellules opaques du camp.
Cette bande dessinée met en scène différentes facettes de l'être humain, sa laideur, sa beauté parfois. Au-delà des problématiques de racisme, de violence et d'injustice, elle nous montre comment les rêves et les espoirs se brisent. Comment ils renaissent, péniblement, par de petites victoires, des conversations ou des minutes de récréation gagnées. Comment la vie continue, parce que c'est comme ça. Comment Guantánamo marque ses pensionnaires de manière indélébile, à l’intérieur et à l'extérieur de ses murs, dans les âmes et les corps.
Pour réaliser cet ouvrage, Jérôme Tubiana s'est entouré de El-Gorani en personne et de ses défenseurs. Il ponctue les dessins de compte-rendus officiels pour nous rappeler que cette histoire a été vécue et que l'enfer de Mohammed continue. En effet, la prison américaine de Cuba n'a pas seulement volé huit années et l'insouciance du jeune Tchadien, elle lui a également ôté toute possibilité d'être libre, d'être innocent aux yeux de ses pairs. L'ombre de Guantánamo le poursuit, où qu'il aille, où qu'il se cache, malgré son acquittement par un juge américain en 2009.
En dépit des promesses de Barack Obama, la prison de Guantánamo est toujours en activité et compte encore une quarantaine de détenus à ce jour.