Ben ça tombe bien, cet automne on avait raté la séance du cinéma de Vichy
...en direct de l'Opéra de Paris : on n'avait donc pas pu apprécié ce chef d’œuvre que sont Les Indes Galantes de Rameau. Or la chaîne Arte Concert propose ici de revivre la soirée (devant son petit écran certes) jusqu'au 9 octobre 2020. Comme on a pas toujours plus de trois heures et demi de libre devant soi à ne pas savoir quoi faire, voilà une belle occasion de rattraper son retard… D’autant que le plateau rassemble la fine fleur de la jeune génération française de chant (Sabine Devielhe, Jodie Devos, Alexandre Duhamel, Stanislas de Barbeyrac), que la direction musicale de Leonardo Garcia-Alarcon sait se faire aussi sensible qu’énergique, et qu’on attendait (avec impatience mais au tournant) la mise en scène de Clément Cogitore.
Rappelons que ce dernier, jeune cinéaste auteur de deux films à la beauté aussi envoûtante qu'inquiète (Ni le ciel ni la terre, faux film de guerre fantastique et métaphysique et Braguino, documentaire aux allures de western utopique virant au tragique) avait fait sensation en 2017 avec une première vidéo associant la musique du dit Rameau (le fameux air Les Sauvages, véritable tube de la musique baroque tiré de ces mêmes Indes Galantes) à la chorégraphie de danseurs de Krump, une danse née dans les ghettos de Los Angeles et inspirée par les violences policières subies par la communauté noire.
Les Indes Galantes, une « machine à enchanter ».
Les Indes Galantes, second ouvrage lyrique de Jean-Philippe Rameau, est un opéra-ballet, c’est-à-dire que la danse y est omniprésente (une passion typique de la cour française), organisé en une suite de tableaux variés (un Prologue suivi de quatre « Entrées ») mettant en scène des aventures amoureuses au cœur de contrées exotiques (tour à tour chez les Turcs, les Incas, les Perses et les Sauvages d’Amérique) : autant d’occasions de varier les ambiances à grand renfort de décors somptueux et de costumes extravagants. Il s’agit d’un spectacle destiné à en mettre plein la vue et les oreilles ! A ce compte-là la partition de Rameau contient quelques moments d’anthologie, comme la scène du volcan et l’ample chaconne finale, et bien sûr l’air repris de la pièce de clavecin Les Sauvages (car inspirée par la danse de deux guerriers indiens de la Louisiane au théâtre des Italiens à Paris en 1725). Face à une musique sublime et souvent audacieuse (Rameau a lui-même la réputation d’un compositeur « difficile »), le livret est loin d’être toujours à la hauteur - manière polie de dire qu’aujourd’hui ces intrigues galantes nous paraissent totalement tartignolles. D’autant que ce divertissement de cour, tout en témoignant du passage (progressiste pour l’époque) du mythe du Barbare ou du féroce Cannibale à celui du Bon Sauvage à la Rousseau, reste une affirmation de la supériorité culturelle et politique française, présentant une image heureuse de la colonisation en cours.
Des Indes Urbaines entre capuches et matraques.
C’est à cette vision que s’attaque Clément Cogitore. Ainsi, à propos de la fameuse danse des Sauvages, dite « du Grand Calumet de la Paix » : « C’est là où j’entre le plus en conflit politiquement avec le livret. Le mot "victoire" est toujours confondu avec le mot "paix" ; on lit par exemple "les vainqueurs nous rendent la paix". Mais il n’y a que le vainqueur pour confondre la paix et la victoire ». D’où son parti-pris de faire appel à d’autres « sauvages » (car « l’altérité se situe autant au-delà des mers qu’à quelques rues de nous ») refusant les prétendues douceurs de la domination ; et si la force sombre, voire menaçante, du court-métrage s’étire et s’étiole il est vrai un peu sur la longueur (la mise en scène reste au final un peu statique, malgré des danseurs remarquables !), c’est peut-être aussi que se joue là l’impossibilité d’une complète réconciliation entre le ravissement spectaculaire et la violence sociale, quand bien même cette dernière s’exprime sous une forme stylisée. La rencontre des mondes est d’abord une confrontation. Mais elle se fait avec la plus belle des musiques…
Pour regarder l’intégralité du spectacle Les Indes Galantes : suivre le lien ici.