"This is the way the world ends / not with a bang but a whimper" (C'est ainsi que le monde finit / pas dans un bang mais sur un gémissement)
T.S. Eliot, The Hollow Men (1925)
C’est le superbe Deluge de Wayne Shorter, enregistré en août 1964 avec un line-up sous influence coltranienne (McCoy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Reggie Workman à la contrebasse) que nous ouvrons cette chronique. Avec son motif en cascade, ce lyrisme qui "déborde" et se déploie avec fougue et assurance, il s’agit bien là d’un majestueux déluge musical. Dans les notes de pochette, Wayne Shorter présente sa musique comme un écho, une tentative de restitution de ses émotions d’enfance, lorsqu’on lui racontait la Bible.
Interprétation apocalyptique de la catastrophe
Car si on a vu dans notre précédente chronique que la catastrophe, plus que naturelle, était d’abord humaine, elle prend aussi parfois une dimension cosmologique : la catastrophe est une apocalypse (apokálupsis : dévoilement, révélation), révélant aux hommes le sens d’une histoire qui les dépasse.
Ainsi, ces eaux qui tombent du ciel ne sont pas un simple orage, ces flots recouvrant la terre ne sont plus celle d’un fleuve au cours imprévisible : ce sont des manifestations de la colère de Dieu.
Il Diluvio Universale, "dialogue à cinq voix et cinq instruments" composé par Michelangelo Falvetti, fut joué à Messine (Sicile) en 1682. Le chef d’orchestre Leonardo Garcia-Alarcon a récemment remis à l’honneur ce petit chef-d’œuvre injustement oublié. Dès l’ouverture, la Justice Divine en appelle aux quatre Éléments pour se faire les exécuteurs de sa colère : le sort de l’humanité est réglé.
Je vous propose d’écouter deux extraits du troisième acte : d’abord la "sinfonia di tempeste" qui débute avec les premières gouttes perlant du ciel et se prolonge avec le grondement du tonnerre et les premières trombes d’eau (dans la lignée de ces orages et tempêtes baroques que nous avons pu écouter dans la précédente chronique). Ce court intermède instrumental est suivi ici du saisissant chœur de l’Humanité qui se noie ("E chi mi dà aita"). Les cinq voix pleurent, gémissent, poussent des cris et s’entrechoquent en une masse sonore erratique, balayée par les vagues ; l’engloutissement enfin escamote leurs dernières paroles : la dernière syllabe n’est pas prononcée ("mor…" au lieu de "morte") et la pièce se termine, sans résolution harmonique, sur un silence assourdissant.
"E chi mi dà aita ? / In mar senza sponde / Ahi perfida sorte / ingoio la mor...(te)"
"Qui peut m’aider / dans la mer sans rivages / Ah sort perfide ! / j’avale la mo…(rt)"
Avec Noye’s Fludde, composé en 1957, Benjamin Britten nous offre un récit beaucoup moins dramatique. Ni rhétorique baroque ni tragédie dans cette lecture du Déluge : s’inspirant d’une pièce du 15ème siècle (les Miracles de Chester) dont il reprend le texte, l’œuvre est écrite pour être exécutée avec une distribution principalement amateur (quoique des professionnels soient requis pour une partie de l’orchestre et les rôles de Noé et sa femme), le public étant invité à se joindre aux exécutants pour quelques hymnes. Britten recherche en effet l’esprit et la saveur de ces pièces de théâtre médiévales, écrites et mises en scènes par les gens du peuple, artisans et commerçants, et jouées sur le parvis des églises ou dans la rue. La musique, faisant appel à de nombreux instruments de percussions et de bruitage, est particulièrement évocatrice et colorée.
Dans la scène de l’embarquement des animaux, après l’exhortation de Dieu, dont la voix tonnante est accompagnée par le fracas du tonnerre ("Noye Noye take thou thy company !") et l’invitation de Noé à monter dans l’arche, les animaux (représentés par un chœur d’enfants masqués) défilent les uns après les autres au son du Kyrie Eleison, la scène étant commentée par les fils de Noé.
Fin de l’Histoire
Si la catastrophe est un renversement, elle est aussi un dénouement ; elle met fin à une histoire -et parfois, à toute l’Histoire.
La catastrophe par excellence, celle qui selon l’eschatologie chrétienne règle le destin tant individuel que collectif, détermine le devenir personnel de chacun et met fin à toute société et au monde tel que nous le connaissons, c’est bien sûr le Jugement Dernier. Celui-ci s’est rapidement retrouvé associé à l’apparition de signes extraordinaires et de cataclysmes. Cet ébranlement cosmique qui accompagne l’annonce de la fin dernière se retrouve en musique dans un certain nombre d’œuvres et notamment, aux XVII et XVIIIe siècles, d’oratorios.
L’oratorio, comme l’opéra, est un genre lyrique et dramatique (c’est-à-dire avec une histoire et des personnages) faisant alterner récitatifs, airs et chœurs, mais qui ne comporte pas de mise en scène (ni décors ni costumes) et porte sur des sujets sacrés. L’expressivité du drame lyrique est mise au service de l’édification morale et religieuse. Le Jugement Dernier, cette "imminence toujours suspendue", qui justifie les actes du présent (c’est en fonction de ceux-ci que l’on sera jugé), représente donc un sujet de choix pour l’oratorio : Giacomo Carissimi, Marc-Antoine Charpentier ou encore Antonio Salieri en composeront sur ce thème.
Écoutons deux extraits de Der Tag des Gerichts (1762) de Georg Philip Telemann. Ce contemporain fameux de Johann Sebastian Bach fut un compositeur particulièrement prolifique, animé par un esprit curieux et inventif, capable de synthétiser en un style personnel des esthétiques musicales variées et de multiples influences (la tradition allemande bien sûr mais aussi polonaise, française, ou italienne). Son oratorio sur le Jour du Jugement se découpe en quatre parties, intitulées Contemplations. La seconde s’ouvre par le chœur "Es rauscht !" qui annonce l’arrivée fracassante du Juge de l’Univers ; le roulement des basses fait entendre le craquement des mondes, tandis que les vigoureux motifs joués aux violons semblent figurer les éclairs ou les flammes surgissant du sol : "un grand vacarme s’élève / (…) porté par les éclairs / Il vient pour juger le monde / face à ses admonestations puissantes / les mondes se déchirent / et ne sont plus".
Suit le très beau récitatif "Da sind sie, der Verwüstung Zeichen !" (Les voilà, les signes de la dévastation !) dans lequel la description du tonnerre, des flammes et des étoiles déviant de leur cours habituel, cède progressivement le pas à l’évocation du sentiment religieux, entre terreur et révérence.
Une Fin du Temps entre espérance et Endlösung
"Je vis un ange plein de force, descendant du ciel (…) il leva la main vers le Ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles, disant : Il n’y aura plus de temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera".
C’est cette citation de l’Apocalypse de Jean, notée en exergue de la partition, qui inspire à Olivier Messiaen, alors prisonnier au stalag VIII de Görlitz en Silésie, son œuvre probablement la plus célèbre, le Quatuor pour la fin du Temps.
L’œuvre y sera créée le 15 janvier 1941, dans la neige et le froid, par un vent glacial, avec trois autres musiciens prisonniers : Jean Bodulaire au violon, Henri Akoka à la clarinette, Etienne Pasquier au violoncelle. Messiaen racontera la scène : "Les quatre instrumentistes jouaient sur des instruments cassés, le violoncelle n’avait que trois cordes et les touches de mon piano droit s’abaissaient mais ne se relevaient plus".
Difficile de ne pas remarquer qu’avec ce quatuor composé et interprété dans la tourmente de la seconde guerre mondiale, ce sont deux formes de discours eschatologiques qui se rencontrent ici, pour mieux s’opposer : celui du christianisme fervent mais humaniste de Messiaen et celui du projet millénariste et totalitaire du nazisme.
Plutôt que le célèbre et ô combien magnifique solo de clarinette Abîme des oiseaux, je vous propose d’écouter le mouvement qui le précède, Vocalise pour l’Ange qui annonce la fin du Temps. Une introduction et une coda courtes et vigoureuses, évoquant la puissance de l’Ange, encadrent un mouvement lent central qui s’étire inexorablement, figurant les "harmonies impalpables du ciel (…) : au piano, cascades douces d'accords bleu-orange, entourant de leur carillon lointain la mélopée quasi plain-chantesque des violon et violoncelle", selon les mots de Messiaen.
Une humanité en sursis
"They pushin' the button / first comes the heat / then comes the blast" Sun Ra (Nuclear war)
"I've been to Nagasaki, Hiroshima too / The same I did to them baby I can do to you" Wanda Jackson (Fujiyama Mama)
La fin des temps est parfois celle des hommes… Pour le philosophe Günther Anders, Hiroshima et Nagasaki marquent le début d'une ère nouvelle, celle où l'humanité, en capacité de s'autodétruire, n’est plus qu’en sursis : la catastrophe a, en quelque sorte, déjà eu lieu, et l’humanité porte désormais la marque du monstrueux. Si la barbarie des chambres à gaz était due à la mise en œuvre d’une idéologie génocidaire, la monstruosité atomique relève elle de l'extension illimitée, déshumanisante, du domaine de la technique.
C’est durant ce sursis qu’en France Boris Vian compose avec un humour ravageur une java aussi célèbre qu’explosive (la Java des bombes atomiques), tandis qu’outre-Atlantique la vogue "atomique" sévit dans la musique populaire américaine : blues, rock, country, music-hall, etc. Un coffret de quatre disques (bientôt disponible à la médiathèque) illustre cette époque du début de la Guerre Froide : alors que la peur des "Rouges" (les méchants bolcheviques !) se mêle à celle de la bombe, les modes musicales s’emparent du vocabulaire des actualités. On danse sur un "Uranium rock" avant d’évoquer les charmes de quelque "Radiation baby" et de son "Atomic kiss".
Moins frivole, Charles Mingus signe avec Oh Lord don’t let them drop that atomic bomb on me un lancinant chant de protestation en forme de negro spiritual. Il est suivi du Nuclear war de Sun Ra, dans une version reprise par le groupe de rock indépendant Yo La Tengo. La chanson de Claude Nougaro, si elle n’est probablement une découverte pour personne, reste une des plus belles illustrations de la stupéfaction face à la bombe ("Que se passe-t-il ? / j’y comprend rien / y avait une ville / et y a plus rien"). Histoire de finir sur un rythme un peu plus enlevé, nous terminerons cette petite playlist atomique avec l’ambianceur Albert Rouimi, alias Blond-Blond.
Pour ne pas conclure
Arrivé à la fin de cette chronique, faut-il donc partager le constat du chanteur Didier Super ("On va tous crever, on va tous crever / Y'a la fin du monde qui nous guette et nous on fait la fête !") ou celui de Robert Charlebois ("Vous entendrez parler de guerres et de soulèvements / Ne vous effrayez pas, il faut que ces choses arrivent d'abord / Mais, aimez-vous les uns les autres / Ce ne sera pas sitôt la fin") ?