Le son du tableau : Jérôme Bosch

Fil d'ariane

cornemuseboschaccueilUne cornemuse rose et une chorale dans un œuf.

 

 

 

Un bourdon infernal

Le triptyque du Jardin des délices peint par Jérôme Bosch, exposé au Musée du Prado, est probablement l'un de ses tableaux les plus célèbres. Il a suscité de multiples et contradictoires interprétations, notamment en ce qui concerne le panneau central. Entre Éden et Enfers, celui-ci nous présente en effet le monde comme un jardin fabuleux où règnes minéral, végétal et animal s'entremêlent, et dans lequel l'humanité s'ébat, nue et insouciante, parmi les bêtes et les fraises géantes. La célèbre thèse de Wilhelm Fraenger selon laquelle le tableau est un manifeste de la secte hérétique des Adamites n'a plus cours aujourd'hui. Mais la fascination causée par ces visions tour à tour énigmatiques, féeriques et inquiétantes subsiste.

jardindesdelices

 

Dans le panneau consacré aux Enfers, parmi les monstres et les créatures hybrides, les supplices et les incendies, on note plusieurs instruments de musique. L'historien de l'art Hans Belting, dans son bel ouvrage « Bosch, le Jardin des délices » (2002) décrit la scène :

« Le bruit d'enfer constitue un châtiment particulier. Le supplice infernal de la cacophonie punit l'abus qui a été fait de la musique, devenue une invitation au péché (...). Les dissonances sont portés à l'insoutenable, si l'on mesure le volume sonore au grossissement des instruments, transformés en appareil de torture. On voit deux pêcheurs crucifiés à un instrument double, hybride de harpe et de luth. Une troupe sauvage de sonneurs de trompe et de batteurs de tambours se démène au pied d'une vieille renversée, tandis qu'une chorale s'égosille sur une partition écrite à même un fessier, siège du plaisir réprouvé. »

Bosch enfers musique

On y trouve également une curieuse cornemuse rose. On sait que cet instrument pouvait s'attirer les foudres de l’Église en raison de son usage pour mener les danses populaires, évidemment festives et parfois sujettes à tous les débordements. Elle était donc associée au Diable tentateur et on la retrouve par ailleurs très fréquemment sur les représentations de danses macabres. Mais une cornemuse rose ? S'agirait-il d'une vision fantaisiste ? Pas si sûr... du moins si l'on en croit cette courte vidéo du facteur d'instrument Denis Le Vraux (cliquer sur l'image).

bosch cornemuse rose

Le concert dans l’œuf

Deuxième tableau, cette fois au Palais des Beaux-Arts de Lille. Embarqués dans un œuf géant craquelant de toutes parts et chargé de victuaille, des personnages grimaçants chantent à tue-tête autour d’une partition. Passons sur les multiples bestioles (une tortue, une pie, un serpent, deux merles chapardeurs, une aigrette et une chouette perchées sur la tête des protagonistes, un singe jouant du cornet, un chat en train de frire un poisson sur une grille), les couvre-chefs pittoresques (bonnets à plume et à pompon) ou fantasques (un entonnoir fumant, un moulin miniature) et les détails étranges (la main chapardeuse qui sort de l’œuf, le luthiste à tête d'âne, le festin dans une pantoufle) qui peuplent cette variation sur le motif de La nef des fous. Penchons-nous plutôt attentivement sur la partition autour de laquelle cette drôle de compagnie s'égosille... On distingue en effet aisément la répartition des quatre voix sur la double page (superius, teneur, contreteneur, bassus). Le déchiffrage des notes peintes a révélé qu'il s'agit de la partition d'une chanson publiée en 1549 à Anvers par Tilman Susato, compositeur et imprimeur de musique : « Toutes les nuictz », chanson polyphonique de Thomas Crecquillon, maître de chapelle de Charles Quint à Bruxelles, qui connu un grand succès au milieu du XVIe siècle.

bosch concert oeuf

Or, cette partition ne peut pas avoir été peinte par Jérôme Bosch, décédé plus de trente ans plus tôt en 1516 ! Ne s'agissant pas d'un repeint, ce détail confirme que le tableau est une copie de très grande qualité, datée du milieu du XVIe siècle, d'un original perdu. Le copiste aura utilisé un chant à la mode de l'époque, soit que la partition soit devenue illisible sur le tableau original, soit qu'il ai sciemment voulu « moderniser » l’œuvre en faisant sa copie. Il est également possible que l'on ai affaire à un suiveur particulièrement talentueux de Bosch, composant une nouvelle œuvre en réutilisant librement des thèmes et des motifs empruntés au maître.

Si on ne peut certes rien avancer des qualités vocales de la chorale dans l’œuf (bien que leurs grimaces laissent sans doute augurer quelques dissonances), les voix de l'ensemble « La Sestina », spécialisées dans le répertoire polyphonique de la Renaissance, nous livrent une version fort délicate de cette songerie érotique :

« Toutes les nuictz que sans vous je me couche / pensant a vous ne fais que sommeiller / en resvant jusques au resveiller / incessament vous quierera par my la couche / et bien souvent en lieu de vostre bouche / en soupirant je baise l'oireiller / toutes les nuictz. »