« Quella piovra è il piacere / quella piovra è la morte ! » (Cette pieuvre est le plaisir / cette pieuvre est la mort)
« I viscidi tentacoli / moveva il mostro / e per le gambe / pei reni e per le spalle / poi per le chiome / e il fronte e gli occhi / e il petto esile ansante / e per le braccia / la stringe e allaccia ! Essa sorride ognor / essa sorride e muor / con un estremo spasimo / che par un riso »
(Le monstre agite ses tentacules visqueux, et par les jambes, les reins, les épaules, puis les cheveux, le front, les yeux, et la mince poitrine haletante, les bras, il l’enlace et la serre ! La fille sourit toujours, elle sourit, et meurt, dans un frisson extrême qui ressemble à un rire)
La femme & la pieuvre
Vision érotique ou cauchemardesque ? Les paroles ci-dessus sont tirées de l’opéra Iris (1898) de Pietro Mascagni. Cette œuvre plutôt méconnue, peu enregistrée au disque (mais disponible à la médiathèque !) et guère plus représentée sur scène, raconte comment, dans le Japon d’Edo, la belle et innocente Iris, fille unique d’un vieil aveugle, se voit enlevée à la sortie d'un spectacle de marionnettes par le riche et oisif Osaka avec l’aide d’un proxénète cupide. Tandis qu’elle résiste aux avances du jeune débauché, celui-ci se lasse et l’abandonne à son comparse qui la place en devanture de sa maison de plaisir. Maudite par son père qui se pense déshonoré, elle se jette par la fenêtre. Retrouvée miraculeusement au petit matin dans les ordures, les premiers rayons du soleil l’éveillent avant de l’emporter au ciel.
Dans l’air « Un di, ero piccina », air dit « de la pieuvre » (aria della piovra), l’héroïne décrit à son ravisseur un paravent peint aperçu quelques années plus tôt dans un temple - une image frappante et ambiguë, représentant une jeune femme enserrée dans les tentacules d'une pieuvre, et dans laquelle le plaisir et la mort se mêlaient inextricablement.
Cette scène renvoie à un procédé littéraire classique : celui de l'ekphrasis, qui consiste en une description détaillée d'une œuvre d'art, et dont le modèle se trouve chez Homère, avec au chant XVIII de l’Iliade la longue description du bouclier d'Achille. Mais alors que l'ekphraisis est censé être une description minutieuse (phrazô, faire comprendre, expliquer ; ek, jusqu'au bout), les propos d’Iris apparaissent quelque peu décousus ; la jeune femme, résistant à la séduction de celui-là même qui l’a kidnappée, parle en effet sous le coup de l’émotion d’une image pour le moins troublante et entrevue alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Nous avons ici affaire à une évocation « impressionniste » plus qu’à une description méthodique. Elle n’en reste pas moins particulièrement saisissante…
D’autant que l’œuvre à laquelle il est très probablement fait référence dans cet air ne nous est pas inconnue : il s’agit du célèbre Songe de la femme du pêcheur d’Hokusaï (1760-1849), « le vieux fou de dessin » et grand maître de l’estampe japonaise. Appartenant au genre des shunga (estampes érotiques), cette image qui, en Europe, ne fait écho à aucune référence mythologique et/ou poétique (dans le registre zoophile, si l’on connaît assez bien les amours de Zeus sous de multiples formes animales, on notera qu’il a toujours soigneusement évité les tentacules) a bien sûr fortement frappé le public occidental, choquant et fascinant tout à la fois. On peut se rapporter à la description qu’en fit Edmond de Goncourt en 1896 dans son livre Hokousai, l’art japonais au XVIIIe siècle :
« C’est dans ces albums qu’existe cette terrible planche : sur les rochers verdis par des herbes marines, un corps nu de femme, évanoui dans le plaisir, sicut cadaver, à tel point qu’on ne sait pas si c’est une noyée ou une vivante, et dont une immense pieuvre, avec ses effrayantes prunelles, en forme de noirs quartiers de lune, aspire le bas du corps, tandis qu’une petite pieuvre lui mange goulûment la bouche ».
Bien que pouvant apparaître comme obscène selon les critères de la tradition picturale européenne (pour ne rien dire de la morale sexuelle bourgeoise), l’image était à la fin du XIXe siècle suffisamment connue du public cultivé pour être mentionnée, quoique à mots couverts, par le librettiste de Mascagni (en l’occurrence, Luigi Illica, qui écrira aussi le Madame Butterfly de Puccini).
On passera sur la figure de la jeune femme pure et vulnérable qui n’acquiert une stature héroïque qu’en passant par le sacrifice d’elle-même. Le livre L'opéra ou la défaite des femmes de Catherine Clément a amplement traité du sujet, effectuant une partielle mais saine relecture des codes d’un genre musical marqué par la morale bourgeoise, et qui fantasme ses héroïnes en les mettant à mort, les célébrant à mesure qu’elles se voient impitoyablement bafouées et trahies, acculées au suicide, au meurtre ou à la folie (ainsi de Norma, de La traviata, de Lucia di Lamermoor, etc).
Ce qui est remarquable dans cette œuvre qui, plus de quatre ans avant que Puccini ne crée Madame Butterfly (mais cinq ans après Madame Chrysanthème de Messager), surfe sur la vague japonisante qui frappe l'Europe, est sans aucun doute son orchestration particulièrement raffinée. La partition alterne pages symphoniques, chorales et chambristes, sachant recueillir l'héritage de Wagner tout en préfigurant la fluide délicatesse d'un Debussy. Mascagni réussit également à éviter la fausse reconstitution orientalisante - la touche exotique est certes présente mais discrète : citons par exemple la scène des marionnettes, et celle où une jeune geisha joue du luth traditionnel shamisen.
Écoutons le très beau prélude qui ouvre l’opéra : après que les contrebasses aient fait sonner les dernières heures obscures de la nuit, l’orchestre s’éveille avec le lever du jour, avant d’enchaîner sur le célèbre et puissant chœur de louanges au soleil…
Voilà une musique bien plus riche et subtile que l'idée que l'on se fait généralement de celle de Mascagni !
Quelques mafieux et un boxeur en apesanteur
Car Pietro Mascagni est bien sûr avant tout connu pour son opéra Cavallera rusticana, composé en 1890 et qui fut immédiatement un immense succès. Apparaissant comme le premier manifeste d’un « vérisme » auquel Mascagni aura finalement fort peu adhéré (le symbolisme d’Iris est là pour le rappeler), la renommée de cet opéra violent et concis (un seul acte) a par la suite largement éclipsé le reste de son œuvre.
Cavallera rusticana est à la fois le portrait d’un milieu pittoresque (la Sicile rurale du XIXe siècle) et une sanglante histoire de vengeance, empreinte de fatalisme et de sacralisation du lien familial. Son succès fait qu’elle est rapidement adoptée comme musique « nationale » sicilienne, notamment dans le milieu de l'émigration italo-américaine où, exaltant un implacable code d'honneur, elle témoigne de valeurs associées par la suite à l'univers mafieux. On ne sera donc pas surpris de retrouver l’œuvre au cinéma, par exemple au cours du dénouement tragique qui clôt le troisième volet du Parrain de Francis Ford Coppola : c’est en effet au cours d’une représentation de Cavallera Rusticana (qui voit se superposer l’intrigue de l’opéra à l’histoire de la famille Corleone) que s’orchestre le règlement de comptes aboutissant à la fusillade finale sur les marches de l’opéra.
Cette histoire de « chevalerie campagnarde » qui cultive une intensité et une puissance dramatique se délestant de toute fioriture est interprétée sur scène par des ténors qui, délaissant les raffinements de l’ornementation, ténorisent à qui mieux mieux. Il y aurait assurément là de quoi écrire sur la voix de ténor comme incarnation sonore, jusqu'à la caricature, des valeurs viriles : droiture, robustesse, puissance, etc. (Rappelons aussi, puisque l'on est dans le culte de la force, que Pietro Mascagni n'a pas caché son adhésion au fascisme : son dernier opéra, Nerone, dont la première eu lieu en janvier 1935, est d’ailleurs dédié à la gloire de Mussolini). Voilà donc, au plan esthétique autant que moral, une musique assurément du plus mauvais goût.
Reste qu'il faut bien avouer à l'auteur de ces lignes que cette musique, jusque dans ce qu’elle peut avoir de plus racoleuse, reste associée à une autre image forte. C’est en effet au son du grand « tube » de Mascagni, le fameux intermezzo de Cavallera rusticana, à l'emphase mélodique quelque peu surannée, que le spectateur plongé dans l’obscurité découvre, sur l’écran soudain envahi par le grain du noir & blanc, derrière les cordes d'un ring dont on ne sait si elles figurent une portée musicale ou les barreaux d'une prison, la silhouette du boxeur Jack LaMotta / Robert De Niro, frappant le vide et dansant au ralenti, en ouverture du Raging Bull de Martin Scorsese. Avant le déchaînement des passions et de la violence, préfigurant le long combat d'un homme contre lui-même, un pur moment de grâce, en apesanteur.