Un cliché et une rencontre improbable.
C'est une image, sans légende ni crédits photographiques, qu'on a découpé dans un livre (une fort médiocre histoire de la musique), lui-même déniché dans une poubelle - il y avait une page sur le jazz, illustrée par deux photographies. L'une d'elle représentait, sans surprise, le jovial Louis Armstrong, posant tout sourire avec sa trompette rutilante ; sur la seconde, plus inattendue, on reconnaissait Ayler Ayler, soufflant dans son ténor, dans ce qui semble être quelque intérieur bourgeois, dos au piano. Sur le pupitre, les partitions des sonates pour piano de Beethoven.
On ne sait pas ce qui sortait du saxophone d'Albert Ayler au moment où la photo a été prise. On ne sait pas s'il s'est amusé à déchiffrer quelques pages de Beethoven, s'il s'est époumoné sur la fiévreuse fugue de l'opus 111. Si le même vibrato terriblement charnel et presque outrancier, qui faisait se mettre à genoux la mélodie de Summertime, a fait chanter l'andante de l'Appassionnata avec la ferveur d'un spiritual. Mais quelque part on se plaît à imaginer une improbable rencontre entre la fulgurante comète du free jazz qui termina sa course à 34 ans dans l'Hudson River et le grand sourd passionné, héroïque et laborieux, entre les fanfares endiablées de l'un (ses ritournelles naïves et pétaradantes, aux allures de marche ou de litanie) et le martèlement obsessionnel, la furieuse impétuosité de l'autre ; entre les improvisations comme autant de sauts dans le vide sans filet harmonique ni thématique et l'art du développement et de la variation repoussant sans cesse les limites formelles - « la métamorphose, l’équation entre le souvenir du thème et sa distorsion dans le présent en marche ; cette courbe sinueuse et discontinue, oscillant entre le connu et l’inconnu, entre la ressemblance et l’étrangeté » selon les mots de Boucourechliev.
Quand un critique écrit : « [sa musique] nous ouvre le royaume de l'immense et de l'incommensurable. Des rais incandescents zèbrent la nuit obscure (…) ; nous vivons dans cette douleur qui engloutit sans les détruire l'amour, l'espérance et la joie, et veut faire éclater notre poitrine en unissant toutes les passions dans un tutti formidable – et nous sommes des visionnaires émerveillés » ; quelle plus belle description de la musique d'Ayler, de son urgence de dire, de crier, de chanter, urgence qui s'affirme aussi comme souffle de l'Esprit Saint (le Holy Ghost) et comme fulgurante parole de joie, de paix et de liberté ? Il s'agit pourtant de quelques lignes d'E.T.A Hoffmann, commentant en 1810 la cinquième symphonie de Beethoven... Faudrait-il reconsidérer l'histoire de la musique et voir en Ludwig un lointain précurseur des déluges free ?
Plutôt qu'un introuvable mash-up, nous vous proposons une petite playlist : dynamitant les conventions et les compromis, mais profondément sincères, deux musiques à l'expressivité exacerbée, fougueuses et tumultueuses, aussi bouleversantes et poignantes l'une que l'autre.