Jeux de mains & et plaisirs d'oreilles.
« Noli me tangere » : la formule s'affiche comme la devise de notre époque. A rebours de ces tristes mots d'ordre, poursuivons, après une petite playlist consacrée aux caresses, chatouilles et autres empoignades, notre exploration du toucher musical. Et si la musique -sa beauté, son éloquence - était avant tout affaire de doigté ? Deux musiciens, issus de répertoires forts différents et à priori étrangers l'un à l'autre, illustrent cette perspective d'une musique envisagée comme art du tact.
La première, Blandine Rannou, est claveciniste :
« Et pourtant, nous sommes bien dans un monde de sensations physiques et musicales d’une extrême richesse, mais pour cela il faut accepter de changer de dimension, accepter - décider – qu’un silence entre deux notes, une basse chromatique surliée, un léger décalage entre deux voix, une note de passage dans un arpègement puissent être des événements saisissants, puissants, rauques, bouleversants ou sensuels. (…) Le son du clavecin se fabrique : on peut s’attacher à goûter ce moment où le bec soulève la corde juste avant de la faire vibrer, puis accepter de se noyer dans le son émis, le maintenir en profitant de la touche, forcer le bois à résonner, la corde à vibrer, exiger la longueur du son, puis décider du moment précis où le doigt se relèvera -et à quelle vitesse – déposant doucement ou brusquement l’étouffoir sur la corde. Ces trois étapes du plaisir de jouer, ces trois composantes du son (attaque, développement et arrêt - éventuellement sonore avec le bruit du sautereau), nous avons cherché à les restituer dans la proportion la plus proche possible de celle de l’écoute directe ». Blandine Rannou, livret du disque « Monsieur Rameau, pièces de clavecin seul et en concerts ».
De petits becs de plume pincent des cordes (de simples fils métalliques tendus), et c'est tout un monde qui s'offre à nos sens. François Couperin, dont on écoutera plus bas un très beau prélude, ne proposait-il pas dans son fameux recueil pédagogique « L'art de toucher le clavecin » (1716) une petite dissertation « sur la manière de doigter pour parvenir à l'intelligence des agréments qu'on y a trouvé » ? Ou quand la maîtrise de la main réjouit l'âme à travers l'oreille...
Cet art subtil de l'ornementation, si typique du goût français à l'époque baroque, se retrouve également dans le shash-maqâm tadjik-ouzbek, la musique savante des grandes cités cosmopolites d'Asie centrale, sur la Route de la Soie. Turgun Alimatov, aujourd'hui décédé, y était un maître des luths dotâr et tanbur, mais aussi du grand luth à archet sato :
« Par son toucher d’une délicatesse et d’une précision uniques, le maître parvient à tirer de chaque note une mélodie fugitive sur des micro-intervalles. L’oreille se délecte de ces sons tout comme l’œil prend plaisir à s’approcher d’un tableau pour y distinguer un détail, un petit motif, un trait de pinceau. (…) Quelques notes habilement combinées suffisent à faire basculer l’auditoire, mais quelles notes ! Chaque degré de la mélodie était comme une mélodie en elle-même : elle avait son introduction (un roulement bref et discret qui se détachait sur la résonance des cordes à vide), une attaque centrale puissante et ronde (éventuellement réitérée pour faire durer la note), puis un micromotif ascendant, descendant ou en spirale (produit par une traction de la main gauche sur la corde), parfois plusieurs micromotifs entrecoupés d’une microrespiration, puis un moment de respiration qui annonçait une autre attaque, parfois précédée d’un accord frappé sur les cordes à vide. Tout cela en un intervalle d’une seconde ou moins ». Jean During, Le toucher magique de Turgun Alimatov (in : Musiques d’Asie Centrale).
Ecoutons successivement la très belle Allemande tirée de la Suite en La de Jean-Philippe Rameau, déroulée avec une lenteur et une éloquence toute particulière par Blandine Rannou, la pièce Chorgoh interprétée au tanbur par Turgun Alimatov (et à laquelle les quelques lignes ci-dessus s'appliquent parfaitement), le second prélude, aux allures d'improvisation, de « L'art de toucher le clavecin » de François Couperin et pour finir la pièce Ferghana tanovari pour laquelle Turgun Alimatov au sato est accompagné par son fils Alisher au dotâr .