Le chant des urnes

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suffrageaccueilAux XIXe et XXe siècles, le droit de vote fait chanter !

Le suffrage universel, bien qu’ayant moins de deux siècles d'existence, constitue aujourd’hui un rituel politique incontournable et est considéré comme un élément emblématique de nos institutions républicaines. La chanson, toujours prompte à se faire l'écho des préoccupations populaires, s'est très tôt emparé de la question du vote, qu'il s'agisse de le célébrer, de le vilipender ou d'en influencer le cours.

 

La chanson et l'opinion publique au XIXème siècle

Il faut tout d’abord rappeler l'importance de la chanson populaire dans la formation de l'opinion publique. Au XIXème siècle, dans une France encore fortement marquée par l'oralité, où près de la moitié de la population est illettrée, la chanson n'est pas qu'un divertissement : c'est aussi (et peut-être d'abord) un média. Depuis la Révolution de 1789, en plus des cafés, de la rue ou de la place publique, elle a investi ces nouveaux lieux de sociabilité où se construit l'opinion : clubs et sociétés populaires, goguettes, banquets politiques, etc. C'est en chanson que l'on commente l'actualité, que l'on fait circuler les nouvelles et les faits divers tragiques, que l'on harangue, que l'on manifeste et que l’on revendique, que l'on contredit le parti adverse ou que l'on s'en moque - la satire étant toujours un excellent moyen de mettre les rieurs de son côté. En réutilisant des timbres connus, c'est-à-dire en écrivant "sur l'air de..." (selon la technique de la parodie, sans la connotation ironique que ce terme a pris pour nous), on s'assure également d'une diffusion rapide du texte et des idées qu'il véhicule. C'est ainsi que de nouvelles paroles s’adaptent sans cesse aux mélodies les plus en vogue.

Certains chansonniers comme Pierre-Jean de Béranger, Gustave Nadaud, Eugène Pottier ou Jean-Baptiste Clément accèdent à une notoriété sans précédent par leurs commentaires souvent virulents de l'actualité sociale. Leur popularité fait d’eux l'équivalent des grands éditorialistes de presse.

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Célébrations du suffrage universel (masculin)

Après avoir fait une très brève et tout aussi discrète apparition en 1792, c'est au lendemain des journées révolutionnaires de février 1848 que le suffrage universel direct est proclamé, mettant fin au suffrage censitaire (c’est-à-dire réservé à ceux capables de payer le cens – aux plus riches donc). Rappelons que l'universalité en question ne s'applique dans un premier temps qu’aux citoyens adultes mâles ; malgré une forte mobilisation, la création de clubs et de journaux portant leurs revendications sur le devant de la scène, les femmes devront patienter jusqu'en 1945 pour glisser un bulletin dans l'urne. Il s’agit toutefois d’une avancée remarquable : désormais, la participation à la vie politique est ouverte à tous les hommes, quelle que soit leur condition.

Le poète et chansonnier Pierre Dupont, ami de Charles Gounod, de Baudelaire et de Courbet, chantre de la vie rurale avec la très populaire chanson « Les bœufs » (« j’ai deux grands bœufs dans mon étable… ») mais aussi auteur du « Chant des ouvriers » (1846) devenu un véritable hymne lors de la révolution de février, célèbre l’évènement avec ferveur dans « Le chant du vote » :

« De Février gardons mémoire / ne laissons pas perdre les fruits / conquis au jour de la victoire / par les pavés et les fusils (…) / Ô République tutélaire / ne remonte jamais au ciel / Idéal incarné sur terre / par le suffrage universel  / la République militante / lasse de voir le sang couler / de sa robe a fait une tente / où tous peuvent se rassembler (…) / Plus de parias, plus d'ilote / chacun a son droit de cité / et sur son bulletin de vote / fait écrire sa volonté / Du jour qu'avec indépendance / chacun peut exprimer son vœu / en face de sa conscience / le scrutin est la voix de Dieu / Plus de tyran qui nous domine / tous ont parlé, chacun s’incline / plus de sujets qui ploient et tremblent / sous le poids d'un sceptre ou d'un nom / dans le forum quand on s'assemble / chacun dit oui, chacun dit non »

L’emphase du texte peut nous sembler aujourd’hui quelque peu pompeuse. Mais l'évocation, dès les premiers vers, du sang versé nous rappelle combien, loin d’être une évidence, la participation de tous à la vie politique fut un droit longtemps espéré, acquis de haute lutte et chèrement payé. Ceci explique aussi pourquoi, après les pavés et les fusils, tout le monde se prend à rêver de paix sociale : le suffrage universel apparaît à la fois comme un gage d’unité et de réconciliation nationale (la République vue comme « une tente où tous peuvent s’assembler » et en laquelle se fondent toutes les différences sociales et régionales, « peuple et bourgeois confondus ») et le garant d’une souveraineté populaire indiscutable (« tous ont parlé, chacun s’incline »). Bref, la concorde scellée par le vote.

Eugène Pottier (1816-1887), futur communard et auteur de L’Internationale, souligne la responsabilité qu’impose cette nouvelle souveraineté partagée dans « Le vote universel » :

« Tout Français est électeur, quel bonheur ! / moi, tailleur, toi, doreur, lui, paveur / Nous v’là z’au rang d’homme (…) / faut savoir c’qu’on nomme / Sachons bien, sachons bien / élire un homme de bien / Craignons bien, craignons bien / d’prendre un propre à rien »

« L'avènement spectaculaire du suffrage universel, au terme de longs conflits, donnèrent une puissante impulsion à la croyance que le gouvernement représentatif se muait peu à peu en démocratie. » Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif (1995)

Hélas, la sanglante répression de l’insurrection parisienne de juin 1848 va mettre un terme à ce beau rêve d’harmonie. L’idée d’un peuple français communiant dans un même élan au sein d’une République réconciliée avec elle-même a vécu : la fin de la « République sociale » signe définitivement le divorce entre un mouvement ouvrier qui souhaite poursuivre sur sa lancée révolutionnaire et une bourgeoisie libérale qui se méfie désormais de classes laborieuses jugées dangereuses…

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Les critiques du système électoral

L’enthousiasme soulevé par le suffrage universel apparaît donc singulièrement tiédi quelques années plus tard. Celui-ci est en effet accusé de reconduire une forme de domination des uns sur les autres, tout en permettant aux gouvernants de s’auréoler d’une nouvelle légitimité : « On a imaginé de nommer les chefs, au lieu de se les laisser imposer. La multitude s’assemble donc, et nomme ceux qui devront la gouverner ; la hiérarchie sort alors de l’élection » écrit l’utopiste Pierre Leroux (inventeur du néologisme « socialisme ») dans La Revue Sociale.

Le chansonnier-paysan Gaston Couté se livre ainsi en 1899 à un réquisitoire anti-électoraliste particulièrement acerbe, auquel son truculent patois beauceron donne une couleur pittoresque :

« C'est un blanc ! C'est un roug' ! qu'i's dis'nt les électeurs / les aveug's chamaill'nt à propos des couleurs / Les vach's, les moutons, les oué's, les dindons s' fout'nt un peu qu' leu' gardeux ait nom Paul ou nom Pierre, / qu'i' souét nouer coumme eun' taupe ou rouquin coumm' carotte / i's breum'nt, i's bél'nt, i's glouss'nt tout coumm' les gens qui votent / mais i's sav'nt pas c'que c'est qu'gueuler : Viv' Môssieu l'maire ! »

Ce rejet populaire de la relation gouvernants/gouvernés trouve son pendant théorique dans les critiques adressées à l’élection et au mandat représentatif. En effet, alors que pour nous la formule « démocratie représentative » semble aller de soi, dans la réflexion politique de l’époque il s’agit de deux termes contradictoires ! Bernard Manin, dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif (1995) en retrace la généalogie et nous rappelle que l’élection, parce qu’elle consiste à distinguer et désigner ceux qui paraissent les meilleurs (en grec : les aristoï) et à leur confier l’exercice du pouvoir (kratos), relève originellement d’un principe non pas démocratique mais, au sens propre, aristocratique. Et que le système représentatif moderne s’est expressément construit, aux XVIII et XIXèmes siècles, à l’encontre des tendances démocratiques qui, se référant aux institutions athéniennes du Vème siècle avant J.C., se caractérisent entre autres par le recours au tirage au sort, la non-cumulation et la rotation rapide des charges, la révocabilité des représentants et l’obligation pour eux de rendre compte de leur mandat.

Cette nette distinction entre démocratie et gouvernement représentatif, qui peut nous étonner aujourd‘hui, n’est pourtant pas nouvelle puisqu'elle parcourt toute l’histoire de la philosophie politique, d’Aristote (« il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu'elles soient électives ») à Montesquieu (le tirage au sort « est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie » L’esprit des Lois, 1748) sans oublier bien sûr Rousseau et son Contrat Social (1762). Elle nourrit donc aussi bien la réflexion des théoriciens du régime représentatif (de l’abbé Sieyès, Condorcet ou Benjamin Constant en France à James Madison et John Adams aux États-Unis) que celle de leurs adversaires. Ces derniers voient dans l'élection non pas un geste politique de participation, mais au contraire de démission : celui qui consiste pour le citoyen à renoncer à sa participation effective aux processus de délibération et de décision dans la gestion des affaires publiques, au profit d’un tiers à qui l’on délègue la souveraineté.

Les philosophes ont hélas peu mis en musique leurs idées. Mais la critique anarchiste qui fleurit à la fin du XIXème siècle est par contre illustrée par de très nombreuses chansons. Le refus de toute institution autoritaire, fût-elle censément représentative, est ainsi au cœur de « Faut plus d'gouvernement » (1889) de François Brunel, interprétée ici par Marc Ogeret. Une chanson militante qui ne brille pas par le développement de ses arguments, mais claque plutôt comme un slogan.

 

La haine de la démocratie

La chanson peut aussi, à l'occasion, prendre un ton plus humoristique. Au café-concert, les amuseurs savent commenter l'actualité avec ironie pour mettre le public dans leur poche. « Le suffrage universel » interprétée en 1908 par Henri Dreyfus (dit "Fursy"), qui reprendra la direction du célèbre cabaret du Chat Noir, est une chanson typique de l'esprit montmartrois : tournée comme un petit sketch, tout le monde en prend pour son grade ! Sur l'air à succès de En revenant d'la revue, Fursy fustige la versatilité des électeurs (« sous l'Empire très impérialistes / sous Boulanger s'raient boulangistes ») qu’il semble par ailleurs bien facile d’abuser ! (« et l’on fait d’eux / absolument c’qu’on veut  (…) pour leur faire changer d' bord / suffit d' gueuler très fort / d' les appeler "Citoyens !" / et d' leur donner des poignées d' main »).

On notera toutefois qu’à travers une telle chanson, la critique change d'objet : celle-ci ne porte plus tant sur les travers supposés des dirigeants ou sur les imperfections des institutions que sur les électeurs eux-mêmes. Or, à railler l’ignorance et l’inconstance des foules, à tourner en dérision les prétentions du « peuple souverain de 1793 », c’est l’aptitude même de celui-ci à participer à la vie publique que l’on risque de mettre en cause. Au contraire de la critique du système représentatif faite au nom de la démocratie, une chanson comme celle de Fursy attaque le suffrage universel par l’autre bord, en se moquant de ce qui est au fondement même du principe démocratique : l’égale capacité de tous à se mêler de politique.

On retrouve là, sous une forme certes humoristique et sur le ton de la farce, l’écho sans doute involontaire des vieux arguments contre-révolutionnaires qui considèrent la plèbe comme incapable de se gouverner elle-même. La voie est ouverte pour une agoraphobie républicaine, version moderne de la « haine de la démocratie » (pour reprendre l’expression du philosophe Jacques Rancière) : la politique serait ainsi une chose trop sérieuse pour qu’on la laisse à n’importe qui. Le scandale de l’idée démocratique était pourtant originellement celui-là : l’égalité politique de n’importe qui avec n’importe qui. La démocratie n’est en effet ni le gouvernement des bien-nés, ni le gouvernement des riches, ni même le gouvernement des sages ou des experts, mais le gouvernement de ceux-là qui n’ont pas d’autres titres particuliers à gouverner que leur appartenance revendiquée (et reconnue) à la communauté. 

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La chanson entre en campagne : l'exemple des élections à Poullaouen

Célébré ou critiqué, le suffrage universel s’installe toutefois durablement dans les mœurs politiques. Mais pour qui voter ? Or, il arrive que la chanson populaire prenne l'enjeu électoral très au sérieux, jusqu’à prendre littéralement fait et cause pour l’un des partis en lice ! Ainsi, à l’occasion des élections municipales de 1929 au village de Poullaouen en centre-Bretagne, un nommé Erwan ar Beg écrit (en breton) une chanson pour soutenir la liste républicaine :

« Benn ar bemp a viz Mae an holl elektourien / A vo gelvet da votin gant ar gonzailherien / Diou listenn am eus klevet, ya, a zo 'klask mouejou / Hini ar gwir republik ha hini ar bombansou / Al listenn gomunialist eo al listenn gentan / Gouest oc'h da roin dezhe sikour an holl dud er barrez-man / An eil listenn sertenn 'zo gwenn choazet 'eo gant nobl / Ma roit dezhe ho moujeou 'vo ket eurus ar bopl » 

D'ici le 5 mai tous les électeurs / seront appelés à voter pour des conseillers / J'ai entendu que deux listes cherchent des voix / celle de la République et celle de la bombance / La liste "communialiste" est la première / vous pouvez leur apporter notre aide, habitants de la paroisse / La seconde liste c'est certain est blanche et choisie par le noble / si vous leur donnez vos voix le peuple ne sera pas heureux

Voilà une chanson qui témoigne de la lutte qui fait alors rage dans cette région entre "Rouges" républicains, fortement attachés à l'idéal de laïcité, et "Blancs" conservateurs, soutenus par les notabilités locales et le clergé. Dans une ambiance digne du petit monde de Dom Camillo, les attaques mordantes fusent (« Peut-être vous assureront-ils qu'ils sont républicains / mais dans le lit de Marianne ils ne voudraient pas dormir ! »). On y retrouve également débattus, à l'échelle locale, les enjeux emblématiques de la IIIème République, comme celui de l'école publique :

« Au lieu d'améliorer nos chemins et de nous donner des aides / l'argent sera envoyé pour faire des séminaires (...) ils s'étaient promis / d'aller faire la guerre aux écoles et à tous les écoliers / pour priver d'éducation les enfants des pauvres »

La « Chanson du vote » d'Erwan ar Beg eut-elle du succès ? On peut l'imaginer, puisque c'est la liste soutenue par la chanson qui remporta finalement les élections ! Écoutons-la interprétée par Erik Marchand.

Et l'amour dans tout ça ?

Bien sûr, on peut toujours croire avec le philosophe Jürgen Habermas que le champ politique est celui d'un espace public animé d'échanges et de débats contradictoires et rationnels, à travers lesquels les individus forgent leurs propres convictions en faisant usage de leur raison critique. Mais il faut reconnaître que tout débat est aussi, et sans doute bien plus souvent qu’on ne souhaiterait l’admettre, une histoire d’affects, de passions et d’émotions. L'intuition et la séduction, l'imaginaire et le désir y ont leur part. On a par exemple abondamment glosé, ces dernières années, sur les usages variés de la peur à des fins politiques, qu'il s'agisse du moyen-âge italien (Patrick Boucheron « Conjurer la peur : Sienne 1338, essai sur la force politique des images ») ou de l’après-11 septembre (Corey Robin « La peur, histoire d’une idée politique »).

Que les sentiments aient leur mot à dire sur le bulletin glissé dans l’urne, cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour les Wampas, qui nous le rappellent à leur manière. Leur romance punk (mais oui) mêle déception amoureuse et divergence idéologique : une situation dans laquelle la conscience politique semble difficilement faire bon ménage avec les affaires du cœur… Mais qui offre peut-être aussi, in fine, l’occasion d’une réconciliation ?

Que faire ?

Enfin, il reste à mentionner ceux qui, quoiqu’ attachés à l’expression de leur opinion à travers le vote, ne se reconnaissent pas dans les partis en lice. Qu’à cela ne tienne ! Il suffit de fonder le sien, et de mobiliser les autres en usant, s'il le faut, des armes de la dérision : ainsi Francis Blanche et Pierre Dac fondent dans les années 1950 le Parti d'En Rire, enrôlant pour l'occasion les Quatre Barbus... On ne peut que leur souhaiter d'être élus !