"La peine noire pousse / dans la terre aux oliviers" (Poema del cante jondo)
Dans le troisième volume des poésies de Federico Garcia Lorca, publié en poche chez Gallimard, on trouve la transcription de deux conférences - une sur l'art poétique de Luis de Gongora et la seconde, prononcée à la Havane en 1930, intitulée "Théorie et jeu du duende". Qu'est-ce que le duende, cet "esprit caché de l'Espagne douloureuse", ce "charme mystérieux et indicible", rencontré dans les moments de grâce du flamenco et qui apparente ceux-ci à de véritables scènes d’envoûtement ? Garcia Lorca en propose une description et, convoquant Bach, Goya ou Sainte Thérèse d'Avila autant que les chanteurs et danseurs gitans, évoque ses différences avec d'autres formes d'inspiration que sont l'ange (qui, planant au-dessus de l'homme, guide et comble le peintre Raphaël) et la muse (qui, sans que l'on sache d'où elle vienne, éveille l'intelligence d'un Picasso ou souffle et dicte ses mots au poète Apollinaire).
Ce texte court et dense, puissamment habité, est peuplé de figures fascinantes et nous plonge dans la tradition flamenca la plus vive, comme en témoigne cet extrait :
Un soir, la chanteuse andalouse Pastora Pavon, La Nina de los Peines, sombre génie hispanique, chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait avec sa voix d'ombre, avec sa voix d'étain en fusion, avec sa voix couverte de mousse et l'enroulait à sa chevelure, la trempait dans la manzanilla ou la perdait tout au fond de sombres halliers. En pure perte. L'auditoire restait de marbre. (...) Seul, sarcastique, un petit bout d'homme, un de ces minuscules danseurs qui jaillissent tout d'un coup des bouteilles d'eau-de-vie, murmura tout bas : "Vive Paris !" comme pour dire "Ici, ce qui compte, ce n'est ni la technique, ni la maîtrise, c'est autre chose."
Alors, la Nina de los Peines se leva comme une folle, courbée en deux telle une pleureuse du Moyen Âge, avala d'un trait un grand verre de Cazalla brûlant, et se rassit pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuance, la gorge en feu... mais avec duende. Elle avait réussi à jeter à bas l'échafaudage de la chanson pour livrer le passage à un démon furieux. (...) La Nina de los Peines dut déchirer sa voix car elle se savait écoutée de connaisseurs difficiles qui réclamaient non point des formes, mais la moelle des formes. Elle dut réduire ses moyens, ses chances de sécurité ; autrement dit, elle dut éloigner sa muse et attendre, sans défense, que le duende voulût bien engager avec elle le grand corps à corps. Mais alors, comme elle chanta !
A notre tour, écoutons cette figure historique du flamenco dans la mythique collection "Les grands cantaores du flamenco" dirigée par le très puriste Mario Bois, aficionado parmi les aficionados. Par exemple avec cette incandescente siguiriya, que l'on reconnaît au mouvement perpétuel, obstiné et serpentant, sans cesse varié et orné de mille fioritures, de son petit motif descendant de quatre notes :
Rappelons que le jeune Garcia Lorca avait été, avec Manuel de Falla, l'organisateur en 1922 du premier concours de cante jondo, le "chant profond" du flamenco. Ouvert aux chanteurs amateurs, il avait été remporté à égalité par un septuagénaire, Diego Bermudez surnommé "el Tenezas" (les Tenailles), et un garçon de 12 ans, Manolo Caracol, qui deviendra l'un des plus grands de sa génération.
Le 19 août 1936 au petit matin, Garcia Lorca, qui n'a jamais caché ses positions antifascistes, est fusillé par les franquistes dans sa ville de Grenade.