Pas tout à fait, mais presque ! Au sein de la bibliothèque anglaise et américaine de Valery Larbaud se trouve un ouvrage à la couverture mauve presque austère : Three Weeks, roman publié par l’auteure britannique Elinor Glyn en 1907.
Derrière cette inoffensive apparence se cache un texte dont la destinée est étrangement similaire à celle du fameux Cinquantes nuances de Grey d’E.L. James, publié 104 ans plus tard.
Similitude de contenu, tout d’abord, puisque les deux romans sont des fictions romantiques qui se caractérisent par leur érotisme torride – toutes proportions gardées, bien sûr, les limites de la décence de 1907 étant bien différentes de celles de 2012 ! Dans les deux cas, l’innocent protagoniste est initié à l’amour par un partenaire mystérieux et expérimenté : en 1907, le naïf aristocrate anglais Paul Verdayne tombe ainsi sous le charme d’une femme plus âgée uniquement désignée sous le nom de « The Lady » et dont on finira par découvrir qu’il s’agit d’une princesse slave ; au XXIe siècle, c’est une jeune femme indépendante qui rencontre le fascinant milliardaire Christian Grey, qui en fera sa maîtresse soumise.
Similitude dans la réception du texte, ensuite : les deux livres deviennent très vite des best-sellers, bien aidés par leur réputation sulfureuse : Three Weeks est interdit au Canada, 50 Nuances au Brésil, ce qui ne les empêche pas de conquérir un public essentiellement féminin. Leur popularité sera telle qu’ils sont adaptés pour le cinéma : en 1914 puis à nouveau en 1924 pour le livre d’Elinor Glyn, et sous la forme d’une trilogie à partir de 2015 pour Grey.
Tout n’est pas si rose pourtant, car les critiques, elles, sont particulièrement acerbes. 50 Nuances de Grey est « insipide et mal écrit », « une triste blague à l’intrigue insignifiante », voire même « rétrograde ». En 1907, le New York Times terminait ainsi sa critique de Three Weeks : « l’aspect le plus marquant du livre est la fatuité solennelle de son auteur [qui] produit page après page une rhétorique de pacotille tout en restant, de manière fort pathétique, joyeusement inconsciente qu’elle n’écrit rien d’autre que des inepties. »
Il semble bien, en tout cas, que Valery Larbaud soit resté insensible à la prose fleurie d’Elinor Glyn : son exemplaire de Three Weeks est parsemé d’une trentaine d’annotations manuscrites – en anglais – à l’ironie mordante, se moquant en particulier d’une scène « culte » du livre au cours de laquelle l’héroïne se love langoureusement dans une peau de tigre.